La méditation de pleine conscience est considérée comme une pratique complémentaire à la médecine conventionnelle, dont l’efficacité est avérée dans de nombreuses pathologies. La thérapie cognitive basée sur la pleine conscience par exemple est entrée dans ce que l’on appelle l’« evidence-based psychotherapeutic approach », soit une approche thérapeutique basée sur des preuves, dans la prévention de la rechute dépressive (Segal, 2018).
Ce qui nous manque actuellement sur le plan scientifique demeure le mécanisme d’action de ce type de pratique. Quelques théories sur la nature des mécanismes naissent ça et là, et cet article a pour but d’exposer ce que la théorie bayésienne pourrait apporter en termes de compréhension mécanistique.
C’est au 18ème siècle que Thomas Bayes, mathématicien britannique, nous livre son théorème, qui influencera plus tard tout le courant de l’intelligence artificielle. Bayes proposa, à l’aide de formules, la possibilité de déterminer d’une part des probabilités à partir d’observations issues d’une expérience, et d’autre part les paramètres relatifs à ces probabilités. Ainsi, l’inférence bayésienne est une méthode d’inférence permettant de déduire la probabilité d’un événement à partir de celles d’autres événements déjà évalués (Lecoutre, 1997). Au niveau du cerveau, cela se traduit par la génération incessante et une mise à jour de notre modèle du monde, de telle sorte que chaque perception est « lue » au spectre de ce que notre cerveau attend selon son propre modèle interne. Ce principe est dit économique car il permet de minimiser l’énergie libre pour optimiser son fonctionnement dans un monde incertain (Friston, 2012). Autrement dit, nous essayons sans cesse d’inférer les causes de nos sensations à partir d’un modèle pré-établi par nos expériences, notre culture et notre histoire. Notre cerveau fait des prédictions sur les causes possibles des informations sensorielles qui nous assaillent, et nous percevons la cause qui s’avère être la plus probable. Il est possible, et c’est souvent le cas, qu’il se trompe sur l’origine réelle de l’information sensorielle et que soient générées alors des erreurs de prédiction. Le modèle interne du cerveau doit alors s’actualiser pour garantir une meilleure précision des prédictions futures. Ce mode de fonctionnement est décrit dans la théorie du cerveau bayésien (Keller & Mrsic-Flogel, 2018 ; Duquette & Ainley, 2019). Cette théorie ne date pas d’hier, et a commencé à être mieux décrite en 1867 à propos des informations visuelles (Helmholtz, 1948). Elle revient sur le devant de la scène depuis quelques années grâce aux avancées en neurosciences computationnelles.
Les pratiques psycho-corporelles ont la particularité d’offrir des outils précieux de développement de la conscience du corps, à partir du traitement de l’information sensorielle. Cette information sensorielle est multimodale, provient de nos 5 sens, et peut-être, par exemple, intéroceptive, ou encore proprioceptive. L’intéroception concerne les informations sensorielles renseignant sur l’état physiologique interne du corps, et la proprioception concerne les informations sensorielles renseignant sur la position du corps dans l’espace. Ces informations sont pour la plupart non conscientes. Plus on cherche à prendre conscience de ses sensations, plus on facilite l’accès à ces informations sensorielles, et plus on transforme la perception même de soi, en tant qu’être physique, d’une part, mais aussi en tant qu’être conscient d’être lui-même sujet d’une expérience sensorielle d’autre part (Park & Tallon-Baudry, 2014).
Récemment, Manjaly et Iglesias (2020) ont suggéré que l’entrainement à la méditation de pleine conscience pourrait augmenter la qualité de l’information sensorielle au point d’être préférentiellement prise en compte par rapport au modèle interne pré-existant. Il s’en suivrait une augmentation de la précision du modèle interne, avec une réduction des erreurs de prédiction (Verdonk et al., 2020). La prise de conscience régulière des sensations corporelles, sans jugement, sans faire appel à notre système de critique peut donc être vue comme un accélérateur de changement, qui aurait notamment pour conséquence d’améliorer la régulation des émotions et le contrôle cognitif.
A l’aune de la théorie bayésienne, il est possible de considérer que certaines pathologies psychiatriques pourraient avoir un lien avec des dysfonctionnements au niveau de l’intéroception. Notamment, dans une condition dite « pathologique », le modèle interne pourrait être privilégié par rapport aux sensations corporelles « réelles », ce qui se traduirait par un défaut d’ajustement vis-à-vis des changements de l’environnement (Paulus et al., 2019). Autrement dit, un traitement dysfonctionnel de l’information en provenance du corps pourrait être impliqué dans la physiopathologie de la maladie. Il est établi que les patients anxieux sont plus sensibles à leurs sensations corporelles (Chaboteaux et al., 2004). En effet, le moindre signe d’une activation du système nerveux sympathique peut se traduire par une attaque de panique, avec un emballement de ce que cela représente pour le patient : un risque vital imminent. Pourtant, en offrant moins de place au modèle interne mais plus d’espace aux sensations corporelles telles qu’elles se présentent, sans représentations mentales de ce que cela devrait être, ou au moins sans représentations mentales habituelles, nous offrons au cerveau la possibilité de se remodeler, de se ré-initialiser, de repenser son modèle.
Il n’est pas exclu que la même théorie puisse s’appliquer aux mécanismes de la douleur chronique et à diverses pathologies comprenant une dimension psychologique active, favorisant des facteurs de « maintien » du dysfonctionnement. Ainsi, la méditation de pleine conscience, mais aussi l’hypnose thérapeutique et toutes les pratiques impliquant une prise de conscience du corps auront encore bien des choses à nous apprendre sur la manière dont nous fonctionnons au quotidien. Le cerveau bayésien est une affaire à suivre…de très près !
Bibliographie :
Chaboteaux, M., Delvaux, M., & Etienne, A. M. (2004). La sensibilité à l’anxiété, une synthèse. Revue francophone de clinique comportementale et cognitive, 9(2), 1-8.
Duquette, P., & Ainley, V. (2019). Working With the Predictable Life of Patients: The Importance of “Mentalizing Interoception” to Meaningful Change in Psychotherapy. Frontiers in psychology, 10, 2173.
Friston, K. (2012). The history of the future of the Bayesian brain. NeuroImage, 62(2), 1230-1233.
Helmholtz, H. V. (1948). Concerning the perceptions in general, 1867.
Keller, G. B., & Mrsic-Flogel, T. D. (2018). Predictive processing: a canonical cortical computation. Neuron, 100(2), 424-435.
Lecoutre, B. (1997). Et si vous étiez un bayésien qui s’ ignore?. Monde des Util. Anal. Données, 18, 81-87.
Manjaly, Z. M., & Iglesias, S. (2020). A Computational Theory of Mindfulness Based Cognitive Therapy from the “Bayesian Brain” Perspective. Frontiers in Psychiatry, 11, 404.
Park, H. D., & Tallon-Baudry, C. (2014). The neural subjective frame: from bodily signals to perceptual consciousness. Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences, 369(1641), 20130208.
Paulus, M. P., Feinstein, J. S., & Khalsa, S. S. (2019). An active inference approach to interoceptive psychopathology. Annual review of clinical psychology, 15, 97-122.
Segal, Z. V., Williams, M., & Teasdale, J. (2018). Mindfulness-based cognitive therapy for depression. Guilford Publications.
Verdonk, C., Trousselard, M., Canini, F., Vialatte, F., & Ramdani, C. (2020). Toward a Refined Mindfulness Model Related to Consciousness and Based on Event-Related Potentials. Perspectives on Psychological Science, 15(4), 1095-1112.